La littérature narrative et son développement au tournant du 21ème siècle.

, par Alexandre Baron, Marie-Paule Maillard, Stéphane Renault

Compte rendu réalisé à partir des notes prises lors de la conférence.
Lieu : lycée Henri IV à Paris
Intervenant : Bruno Blanckeman, professeur à l’Université Paris 3 Sorbonne nouvelle.

Pourquoi pensons-nous qu’il existe un déclin de la littérature et du roman contemporain ?

Il faut dans un premier temps insister sur la vitalité de la littérature et du roman contemporain. Cette affirmation s’oppose à l’idée très répandue de déclin de la création sur laquelle il faut revenir. En 2007, ce thème faisait la une de Time magazine qui titrait « Mort de la culture française » et insistait sur l’absence d’écrivains contemporains et d’œuvres littéraires récentes. La même année, Todorov écrivait un essai : La littérature en péril. On retrouve à chaque fois les mêmes attaques. Il y fait le procès de la littérature romanesque et de son enseignement dans le système scolaire. Il affirme qu’il n’y a plus de littérature humaniste mais que celle-ci est placée sous le signe du narcissisme et d’un formalisme extrême, guidé par un nihilisme ambiant et l’absence de « mise ensemble ». Il reproche notamment à l’enseignement français d’avoir déserté la réflexion au profit de la boîte à outils. Ce type de discours est récurrent. Il est nécessaire de connaître les raisons de cette pensée et de cette parole très souvent relayée.

D’où vient ce désenchantement ?

Trois raisons (si ce ne sont des causes) pour expliquer ce basculement dans un pays où le livre a eu un rôle déterminant.

1- A partir des années 80, on assiste à une anxiété collective, très « fin de siècle ». Il est vrai que les années 80 marquent la fin d’un certain monde pour la littérature, avec la mort d’Aragon, de Foucault, de Sartre, de Barthes, de Genêt…Avec leur disparition c’est la fin de penser le rôle de la littérature dans le monde ainsi que le rôle de l’intellectuel dans la transmission de la langue et de la littérature. La figure de l’écrivain-phare, celui qui prend position, disparaît et on entre dans une autre dynamique culturelle.

2- Du textocentrisme à l’iconocentrisme.
La primauté du texte dans les différentes formes de transmission de la culture est remise en question. Les récits ne sont-ils pas en train de migrer vers d’autres formes de support que l’écrit ? N’assiste-t-on pas à une nouvelle césure dans la transmission culturelle, dans les objets de l’imaginaire collectif ?

3- Un changement de statut culturel de la littérature en France.
Les années 80 marquent la fin d’une certaine exception française. Il existe depuis la Renaissance une surdétermination de la littérature et des auteurs dans l’histoire de France. Cela a correspondu avec une période de collusion entre un monarque lettré, François 1er, et des auteurs, notamment ceux de la Pléiade qui se sont souciés de diffuser et d’imposer le français comme la langue du roi. En d’autres termes, ils ont permis à une langue qui n’est ni le latin ni un dialecte de s’établir. La langue française est devenue la langue du droit (Ordonnance de Villers-Cotterêts, premier texte législatif en français, rendant obligatoire entre autres choses la tenue de registres des baptêmes) Ainsi, la littérature a été propulsée au centre de la vie culturelle française. Ce mouvement s’est prolongé au XVIIème siècle avec Richelieu et la création de l’Académie française, puis sous Louis XIV. A cette période apparaissent les premiers ouvrages de linguistes, des dictionnaires (la première édition du dictionnaire de l’Académie est publiée en 1694).

Au XVIIIème siècle, le mouvement des Salons permet la diffusion des idées, des valeurs des philosophes des Lumières. De là nait un mouvement de contre-pouvoir initié par Montesquieu et qui influencera la Révolution française. On retrouvera d’ailleurs Saint Just, Condorcet dans cette double activité politique et littéraire.

Le XIXème siècle conforte la surexposition de certains écrivains qui profitent de ce droit d’intervention dans la cité. C’est notamment le cas de Victor Hugo et de Lamartine. Avec le Romantisme se développe une sorte de figure messianique de l’écrivain : le Poète est là pour guider le peuple.
La fin du XIXème siècle voit la mise en place de l’engagement des écrivains : Zola et l’affaire Dreyfus.

Cela continue jusque dans les années 1980 et la mort de Sartre avec deux figures qui s’inscrivent dans l’imaginaire collectif :
  La tribune de Zola en faveur de Dreyfus (1894)
  La photographie de Sartre, en 1972, en train d’haranguer les ouvriers grévistes de Renault à Boulogne-Billancourt.

Dans les années 1980, d’autres disciplines connaissent un essor. Cela va relativiser le rôle culturel et social de la littérature. N’oublions pas que l’enseignement à la fin du XIXème siècle a été adossé à des corpus qui étaient littéraires (les dictées, les récitations). Ceci a concouru à la mise en place de corpus classiques.
Par ailleurs, il faut ajouter que le développement des médias contemporains a également accentué ce mouvement. Désormais, les écrivains ne sont plus les autorités sollicitées pour commenter un évènement : la télévision va par exemple solliciter plus facilement un sportif, un artiste pour commenter tel ou tel événement. Et tout cela donne l’impression qu’ils n’interviennent plus. Ce n’est pas un phénomène récent puisque, déjà en 1983 à la Une du « Monde », Max Gallo était le premier à lancer ce type de message.

Le problème de l’histoire littéraire en temps réel

Pourtant, il n’y a jamais eu autant de romans publiés chaque année. Et c’est cela qui donne une impression d’indistinction, de manque de visibilité. Le choix semble tellement vaste qu’il en devient arbitraire. Là encore, nous sommes face à un phénomène qui n’est pas récent puisqu’en 1840 déjà, Sainte-Beuve pestait contre le nombre de romans publiés. Toutefois, la société de consommation a développé ce phénomène et rendu difficile de distinguer la littérature de création d’une part et la littérature qui est une branche annexe de l’industrie des loisirs, d’autre part.
Ceci fait écran au repérage des livres d’intérêt.

Cela pose la question de la liste descriptive et de la bibliographie. Comment compose-t-on une histoire littéraire en temps réel ?

Il y a deux risques  : la hiérarchisation et l’indifférenciation. Avec les 100 romans et récits de langue française (1974-2014) (consulter la liste sur le site) qui sont proposés, la question des critères se pose. "Qu’est ce qui justifie ce choix et qui peut donner envie de découvrir cette littérature ? Qu’est-ce qu’on doit transmettre au groupe ?" Trois critères pertinents se dégagent.

1. Le premier est le travail de formalisation du réel. La littérature donne à comprendre le monde, des réalités de société. Comment ces romans interrogent-ils le monde ? Ils nous permettent de passer de l’actualité au présent et de prendre de la distance par rapport à ce temps que nous vivons et de découvrir les angles morts du présent.

2. Le deuxième est le critère de la littéralité, la transposition dans l’imaginaire. Ici c’est la technique narrative qui est en jeu dans ce qu’elle exerce de puissance déconcertante sur notre imaginaire. Des mondes virtuels sont créés par la seule puissance de l’écriture. Ainsi, les auteurs proposent-ils un nouveau regard par le seul pouvoir d’évocation des mots.

3. Le troisième est le rapport à la langue. L’écriture littéraire est le lieu où la langue s’entretient, se rétablit. On va trouver dans cette catégorie des stylistes qui seront capables de conférer à la langue sa toute puissance. La littérature est à la fois le conservatoire et le laboratoire de la langue ordinaire. Elle développe la souplesse, la vivacité d’une langue. Dans ce cadre, on peut dire qu’il y a des droits de conservation et d’extermination de la langue. Les écrivains sont généralement dans l’un ou l’autre des cas.

Dans la liste des 100 romans proposés par Bruno Blanckeman on retrouve ces 3 critères.

Le renouvellement des formes romanesques contemporaines

A propos du renouvellement des formes romanesques contemporaines, on distingue deux courants.

1. Tout d’abord, les récits dont l’objet est la société. Les auteurs se demandent à quoi ressemble la société dans laquelle nous vivons. Ils abordent cette question sans tabous modernistes avec des récits à objets comportementaux, sociaux, etc. Au milieu des années 1970, l’histoire est dominée par la « crise » (les crises).. On sort des Trente Glorieuses pour rentrer dans ce que certains appellent les « 30 piteuses ». On entre dans une ère du doute Des ouvrages tentent alors d’écrire l’entrée dans la crise économique avec un renvoi dans le monde du travail. Dans ces romans, on retrouve la précarité, le chômage. C’est le cas dans Limites de François Bon où le monde de l’emploi paupérisé est présent au travers d’un projet littéraire dans lequel de multiples narrations sont imbriquées. On retrouve aussi cela chez Leslie Kaplan et chez Jean Rollin dans Terminal Frigo avec des lieux sociaux qui sont en train de fermer, par exemple. Il y a aussi une tentative pour renouveler une écriture politique ? Par exemple Laurent Mauvignier présente dans un de ses romans, Ce que j’appelle l’oubli, l’assassinat d’un SDF par les vigiles d’un supermarché. Son projet d’écrivain est d dépasser le simple fait et de comprendre ce qui se joue : son roman tourne autour de la justice, de l’exclusion sociale, de la violence sociale et même autour d’une question de l’éthique. Il y a souvent un essai pour adapter la narration à la situation par des télescopages, une désarticulation du récit. On essaie aussi d’éviter les pièges d’une littérature édifiante, « à message ». En cela on comprend bien qu’il y a une ambiguïté. Comme exemple de cette formalisation du réel, il est intéressant de s’arrêter sur l’ouvrage Faire l’Amour de Jean-Philippe Toussaint. Il se pose la question suivante : comment décrire la structure du couple alors que l’éloignement des membres qu’il compose est un état de fait ? On retrouve cela également dans Truismes de Marie Darieussecq. Ici la relation amoureuse renvoie à des contenus différents pour l’homme et la femme. Elle joue avec les clichés et les stéréotypes, ce qui prédétermine la relation amoureuse, pour ensuite en approfondir l’analyse. Chez d’autres on va retrouver l’image de l’homme célibataire, le « célibattu ». C’est l’image du « looser » dans une société qui impose le culte de la performance au niveau professionnel et au niveau conjugal. On retrouve cela chez Houellebecq et Echenoz. La figure du héros est alors détachée de toute masculinité, de performance. On y voit des individus en recherche de CDI, tant au niveau professionnel que conjugal. C’est une société en redéfinition d’un certain contrat social dont la crise est à l’origine. On se demande comment l’attachement social devrait se contractualiser. Il y a aussi l’idée de la représentation de la famille. On retrouve cela chez Christophe Honoré dans l’Infamille en 1999. Beaucoup de femmes travaillent sur ces questions. C’est notamment le cas de Marie NDiaye. Elle inscrit ses romans dans le cadre de la famille, des enfants. Son roman La Sorcière est un véritable montage fictionnel puisqu’il peut à la fois se lire comme un récit et un conte psycho-réaliste. Il y a ici une hybridation des modèles, il y est question des refontes de la vie familiale à travers un point de vue féminin : Comment se redéfinissent les relations familiales à un moment où tout dysfonctionne ? Cela se retrouve à 3 niveaux : Celui du couple, celui des descendants, et des ascendants. Pour le couple, le mari est absent. Ses filles sont d’une autre espèce avec lesquelles la transmission ne pourra pas se faire. Mais il y a aussi le rapport à sa propre mère, à son propre père dans une société où les séniors sont dans une position de force. Elle interroge la manière dont les grands-parents s’émancipent de la vieillesse. Il y a aussi la tradition réaliste, un environnement péri-urbain. Dans La Sorcière, l’héroïne est une piètre sorcière donc la transmission s’est faite de la grand-mère à l’adolescente. L’archétype même de la féminité est ainsi mis en question. Des adolescents sont ramenés à leur rapacité. La famille demeure mais se maintient comme une machine à souffrir avec une mère à la fois abandonnée mais aussi aliénée à travers laquelle se pose la question du lien maternel. Il y a un renvoi indéniable à la tradition des contes cruels du XIXème.

2. Ensuite, il existe les romans qui réfléchissent sur la mémoire du 20ème siècle. Ils portent un regard à rebours sur cette période. Cela nous met dans un rapport au passé proche où l’auteur porte un regard sur un siècle qu’on est en train de quitter. Se posent 2 questions fondamentales : Que retenir du XXème siècle mais aussi que faire avec les zones d’ombre du XXème siècle ? On retrouve alors le thème de la guerre d’Algérie, de l’Occupation durant la 2nde Guerre Mondiale. Avec la 1ère Guerre Mondiale, c’est différent car elle questionne à la fois la littérature, l’histoire et l’histoire des philosophies avec la problématique suivante : les civilisations sont-elles mortelles ? Cette idée est importante et fondatrice avec la notion de thanatopraxis : c’est l’apprentissage de sa propre mort, de son propre suicide. C’est ce qu’expérimentent Philippe Claudel, Jean Echenoz ainsi que Patrick Modiano. A partir des années 1990, on voit se développer ce genre de récit où on interroge le passé depuis le présent. Ces derniers auteurs imposent un autre rôle de l’écrivain : transmettre sous une forme incarnée ce qui fut l’un des grands foyers historiques du siècle passé.

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