Le corpus
S’appuyer sur un ou plusieurs groupements de textes
Les instructions officielles recommandent l’analyse d’une des 6 oeuvres littéraires pour traiter le nouveau programme limitatif. Mais elles préconisent également de construire au moins « une séquence appuyée par un groupement de textes divers, notamment de littérature d’idées entendue au sens large, d’oeuvres artistiques, de supports et de documents variés ».
Des pistes bibliographiques organisées en corpus problématisés
Chaque professeur de lettres-histoire pourra user de son entière liberté pédagogique pour constituer des groupements de textes pertinents et complémentaires par rapport à l’œuvre intégrale qu’il aura choisie. Voici cependant quelques exemples de corpus qui permettront d’approfondir les principales problématiques liées au programme.
Comment faire le tri parmi toutes les ressources existantes ?
Le temps est un thème central qui est évoqué dans d’innombrables œuvres. Mais toutes ne correspondent pas forcément aux enjeux du nouveau programme. Véritable topos de la littérature et de l’art en général, l’idée du temps qui s’enfuit inexorablement n’est pas réellement au cœur de notre thématique. En revanche, les œuvres qui explorent le rapport paradoxal que l’homme moderne entretient avec le temps, nous intéressent plus particulièrement. On privilégiera notamment celles qui analysent les causes et les conséquences de la course effrénée que l’on mène contre le temps ou qui envisagent différentes stratégies permettant de se réapproprier le temps en ne subissant plus les rythmes qui nous sont imposés.
Corpus 1 : Pourquoi n’avons-nous jamais assez de temps ?
Dans Les Aventures d’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll comme dans l’adaptation cinématographique de Disney, le lapin blanc possède une montre à gousset qu’il ne quitte pas des yeux. Il ne cesse de se lamenter qu’il est en retard…
La littérature, l’art et le savoir philosophique ou sociologique nous sont aussi d’un grand recours quand il s’agit de se demander pourquoi nous avons souvent cette impression de n’avoir jamais assez de temps. Il sera aussi très utile de s’appuyer sur l’expérience vécue par les élèves eux-mêmes, notamment leur manière de concilier le temps de formation, leur temps de travail et leur temps personnel. Le programme nous y invite d’ailleurs quand il précise qu’une réflexion approfondie pourra se nourrir de l’expérience quotidienne des élèves…. Rien n’interdit non plus de demander aux élèves de proposer des œuvres pour enrichir les GT.
- Paul MORAND, l’Homme pressé, 1941
Ce roman raconte l’histoire d’un antiquaire parisien obsédé par le temps qui passe. Incapable de rester en place, il mène sa vie à toute allure ne pouvant supporter l’idée de perdre un instant. - Hartmut ROSA, Accélération. Une critique sociale du temps, 2010.
Le sociologue et philosophe allemand explique un paradoxe surprenant : plus la technologie nous fait gagner du temps et moins nous en disposons ! En effet, les innovations techniques, en diminuant le temps nécessaire à la production, aux transports et la communication, ont permis aux hommes de se libérer de certaines tâches et d’augmenter leur temps libre pour mieux profiter de leur vie. On a pourtant l’impression de sans cesse courir après le temps, comme si notre plus grande angoisse était de ne pas avoir assez de temps pour accomplir tout ce qu’on a à faire.
- Nicole AUBERT, Le culte de l’urgence – La société malade du temps, 2003
La psychologue et sociologue française Nicole AUBERT, prolonge cette analyse en nous expliquant justement pourquoi l’accélération de nos rythmes de vie crée un sentiment d’urgence et de stress, et pourquoi L’homme moderne risque l’épuisement, à trop vouloir rentabiliser le temps.
Feuilleter des extraits.
- Etienne KLEIN, « J’ai pas le temps » - La Libre – article publié dans le journal numérique belge, le 20.11.2015
https://www.lalibre.be/lifestyle/magazine/2015/11/20/jai-pas-le-temps-ou-comment-exprimer-quon-est-occupe-a-mieux-faire-V56RZ3HI4BCWBNDEC4G6CAHA4E/
Corpus 2 : Les rythmes professionnels d’hier à aujourd’hui : -comment concilier temps de travail et temps personnel ?
De l’aliénation des ouvriers par l’imposition de cadences effrénées et de tâches répétitives sur les chaînes de production à la disparition progressive des frontières entre temps de travail et temps personnel provoquée aujourd’hui par la généralisation du télétravail, on peut s’interroger sur le rapport au temps des travailleurs.
- Charlie Chaplin, Les temps modernes, 1936
Le film Les temps modernes de Charlie Chaplin est resté célèbre jusqu’à aujourd’hui pour sa critique mordante de l’organisation scientifique du travail et du fordisme. Cette scène au cours de laquelle le personnage incarné par Charlie Chaplin, rendu fou par les cadences du travail à la chaîne, est entraîné dans les rouages de la machine, mérite d’être analysée dans le détail avec les élèves. En effet, les engrenages de la machine ressemblent étrangement à ceux d’une horloge, comme si Chaplin voulait aussi montrer à quel point l’ouvrier pouvait se retrouver broyé par le temps.
- Simone WEIL, La condition ouvrière, 1951
« Le rythme correspond à la respiration, aux battements du cœur, aux mouvements naturels de l’organisme humain et non à la cadence imposée par le chronométreur. »
- Aliocha Wald Lasowski, A chacun son rythme – Petite philosophie du tempo à soi, 2023
L’auteur qui est musicien et philosophe, analyse les conséquences de l’évolution des rythmes au travail, depuis les tâches chronométrées et aliénantes du travail à la chaîne au télétravail asynchrone d’aujourd’hui.
- Eric Gravel, A plein temps, 2022
Alors qu’une grève générale paralyse les transports, une mère célibataire qui travaille comme femme de chambre dans un palace parisien doit chaque jour se livrer à une course effrénée contre le temps pour effectuer les allers-retours entre Paris et son domicile situé en très grande périphérie. Le stress et la fatigue accumulés la conduisent au bord de la rupture.
Corpus n°3 – Pour se réapproprier nos vies, doit-on apprendre à ralentir ou même à ne rien faire ?
Quels rôles jouent la vitesse et la lenteur dans nos vies ? Si l’on ne parvient pas à « prendre son temps », ne risque-t-on pas aussi de passer à côté de sa vie ? Pour s’approprier le temps plutôt que de le subir, ne faut-il pas redonner toute son importance au temps présent et apprendre à vivre à contre-temps ?
L’idée de ralentir est une injonction qu’on entend de plus en plus aujourd’hui. Les articles sur le mouvement Slow-Life et les guides de développement personnel se multiplient pour apprendre à ralentir, à prendre le temps d’apprécier le temps présent, à se reconnecter à soi et à se libérer des rythmes frénétiques qui nous épuisent.
De même, l’art de ne rien faire est une revendication qui se fait entendre de plus en plus. L’idée n’est pas neuve car dès la fin du 19ème et le début du 20ème siècle, des intellectuels et des écrivains avaient fait l’éloge de la paresse pas seulement par provocation mais aussi pour s’attaquer au culte du travail qui est au cœur de l’idéologie capitaliste. Cette idée a pris une résonance particulière depuis la pandémie. A l’occasion de cette pause inédite, beaucoup se sont demandés si l’importance accordée au travail n’était pas démesurée.
- Pascal, Pensées, 1669
Dans la première partie des Pensée, qui traite de la « misère de l’homme sans Dieu », Pascal explique que l’homme provoque son malheur car il survalorise le passé et le futur, au détriment du présent.
« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt […] Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière, pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »
- Sylvain TESSON, La panthère des neiges, 2019
Parti à l’affût des dernières panthères des neiges sur les hauts plateaux du Tibet, Sylvain TESSON décrit cette pratique comme une véritable expérience mystique. Elle exige attention et patience et elle est selon lui une réponse à l’épilepsie collective qui menace l’humanité.
- Lydie SALVAYRE, Depuis toujours nous aimons les dimanches, 2024
« Depuis toujours nous aimons les dimanches. […]
Depuis toujours nous aimons lanterner, buller, extravaguer dans un parfait insouci du temps.
Depuis toujours nous aimons faire niente,-ou juste ce qui nous plaît, comme il nous plaît et quand cela nous plaît.
La paresse est un art subtil, discret et bienfaisant.
Une façon légère, gourmande et infiniment libre d’habiter le monde et d’y « cueillir le jour »,
La paresse est ni plus ni moins qu’une philosophie. » […]
La paresse nous ouvre à la pensée, à ses méandres, à ses bourgeonnements[…]
La paresse, nous l’affirmons est le berceau de la pensée. »
Corpus 4 – Tout le monde a-t-il le même accès au temps libre, et en tire-t-il le même profit ?
N’existe-t-il pas une profonde inégalité sociale en ce qui concerne l’accès aux loisirs ? Contrairement aux catégories plus modestes, les élites et les classes moyennes supérieures ont le privilège d’accéder à un temps libre plus conséquent à l’échelle d’une journée (aides permettant de s’abstraire des tâches ménagères quotidiennes), à l’échelle hebdomadaire (week-ends de 2 ou 3 jours consécutifs de repos), à l’échelle de l’année (semaines de vacances plus nombreuses), et à l’échelle d’une vie (espérance de vie supérieure).
D’autre part, les différentes manières d’investir le temps libre sont aussi à l’origine de redoutables inégalités.
- Boris VIAN, L’écume des jours, 1947
Cette profonde disparité sociale dans l’accès au temps pour soi transparaît clairement dans le roman de Boris Vian. En effet, l’existence oisive que mène au début de l’intrigue, le couple formé par Colin et Chloé (jeunes gens issus de la bourgeoisie), contraste nettement avec celle des ouvriers décrits au chapitre 25, qui eux, doivent travailler pour vivre : « on s’arrange pour les faire travailler tout le temps et alors ils ne peuvent pas en profiter ».
- Olivier BABEAU, La tyrannie du divertissement, 2023
Selon l’auteur de cet essai, il existe trois manières d’utiliser le temps libre, c’est-à-dire le temps dont nous disposons en dehors du travail et des nécessités de la vie quotidienne : le « loisir aristocratique », le loisir studieux et le loisir populaire. Le loisir aristocratique est un moment tourné vers les autres, dans le jeu exigeant de l’appartenance sociale (on ne va pas à l’opéra pour voir un spectacle mais pour voir et être vu). Le loisir studieux, est un moment pour soi qui permet d’améliorer son corps ou son esprit. Enfin, le loisir populaire qui consiste à passer le temps : on se délasse, on se désennuie. C’est le divertissement, au sens pascalien du terme.
Avec le développement des nouvelles technologies, le divertissement a dévoré le temps libre. Nous sommes passés du loisir qui enrichit (culture, sociabilisation…) au loisir qui appauvrit et qui isole. Le mauvais usage du temps libre amplifie les inégalités entre ceux qui en tirent profit et ceux qui n’en tirent rien. L’occupation du temps libre est cruciale dans la construction de la personne. Et sur les CV, la différence se fait souvent sur les activités extrascolaires (engagement associatif triathlon, piano, etc…) Ainsi, les loisirs d’aujourd’hui sont les inégalités de demain. Reconquérir notre temps est notre principal défi car il en va de notre équilibre personnel, mais aussi de notre place dans la société.
- Andrew Niccol, Time out (2011)
Ce film dystopique se déroule dans un futur où le temps a remplacé l’argent. Génétiquement modifiés, les hommes ne vieillissent plus après 25 ans. Mais à partir de cet âge, il faut "gagner" du temps pour rester en vie. La société est divisée en fonction du temps restant à vivre de chaque individu. Dans les quartiers populaires défavorisés, les gens doivent travailler dur pour gagner suffisamment de temps pour survivre alors que les riches, jeunes pour l’éternité, accumulent le temps par dizaines d’années.
Corpus 5 - Quels sens donner à sa vie si chaque jour est un éternel recommencement ?
Comment passer de l’inéluctable temporalité de la condition humaine à l’appropriation du temps ?
[1]
- Albert CAMUS, Le Mythe de Sisyphe, 1942
Dans son essai Albert Camus compare l’absurdité d’une vie humaine au châtiment de Sisyphe, condamné à pousser une énorme pierre tout en haut d’une montagne d’où elle finit toujours par retomber. Si on doit en effet toujours accomplir les mêmes choses tout au long de sa vie : se lever, travailler et chaque jour, recommencer, on peut douter du sens de la vie moderne et se demander si le temps n’est pas en réalité un éternel recommencement.
- Harold RAMIS, Un jour sans fin, film de 1993
Comment va réagir un présentateur météo, chargé de couvrir le traditionnel jour de la marmotte dans une petite ville de Pennsylvanie, mais qui se retrouve bloqué dans une boucle temporelle le forçant à revivre indéfiniment la même journée ?
Dialogue extrait du film :
-Que feriez-vous si vous étiez obligés de revivre la même journée, encore et encore…
-Ça ressemblerait vachement à ma vie.