Interlignes

Les œuvres littéraires au lycée professionnel, une gageure ? Le « Rendez-vous d’interlignes » 3 mai 2024

Webinaire et compte rendu

Le Rendez-vous d’interlignes, animation du PAF proposée comme chaque année par l’association des PLP Lettres-histoire-géographie de l’académie de Versailles, s’est tenu en visio-conférence Vous pouvez accéder à l’enregistrement de ce Rendez-vous (réalisé par Marie-Anne Brun Bernolle chargée de mission auprès de l’inspection pédagogique de lettres et adhérente de l’association) :

Certains professeurs hésitent à s’engager dans la lecture analytique d’un texte patrimonial et/ou résistant. Aborder un texte ou une œuvre littéraire avec nos élèves de LP est-ce vraiment une gageure ?
Le Rendez-vous a proposé une table ronde avec quatre enseignants qui ont relevé ce défi et ont expliqué comment ils travaillent la littérature avec des élèves de CAP et de baccalauréat. Isabelle de Peretti et Gersende Plisssonneau, chercheures en didactique de la littérature et qui connaissent bien la voie professionnelle, ont apporté leur éclairage.

La table ronde : exposés de pratiques et échanges

Le texte patrimonial

1er Exposé, Loïc Seillier-Ravenel, IEN lettres histoire, académie de Versailles.

La séance, destinée à des élèves de CAP, a pour objectif d’apprendre à des élèves peu lecteurs et peu imprégnés de culture littéraire, à interpréter un texte patrimonial du seizième siècle « Heureux qui comme Ulysse » extrait du recueil de Joachim Du Bellay Les Regrets. Elle fait suite à un atelier de questionnement de texte qui en a été une « propédeutique » et dont elle reprend la démarche. On demande aux élèves de reprendre ce qui a été dit du texte de Du Bellay - sentiments éprouvés par le poète, écriture inhabituelle, évocation de lieux, de personnages - et de revenir au texte en l’interrogeant pour justifier les hypothèses de lecture. Le travail s’effectue sous la forme d’un « world Café ».
Les élèves travaillent en groupe, à partir d’un questionnement et des feuilles sont échangées d’un groupe à l’autre puis exposées et reprises en classe entière. Au moment de la mise en commun le professeur va déconstruire d’éventuels contresens, ajouter des savoirs littéraires ou langagiers, contextualiser et actualiser, proposer au besoin sa propre lecture ou celle d’un « sens globalement acquis ». Un exercice d’écriture, « Racontez ce que vous avez dit de plus sur le texte : sur les intentions de l’auteur, sur votre réception du texte (ce que vous avez aimé ou pas aimé). Expliquez pourquoi, à votre avis, ce poème est encore lu et appris de nos jours » ou de lecture expressive à voix haute, peut permettre une synthèse. L’objectif principal est de montrer qu’en reconnaissant des procédés d’écriture et en allant chercher une réponse quand « ils ne savent pas », ils sont capables d’interpréter des « textes résistants » du patrimoine littéraire. L’évaluation peut prendre la forme d’une lecture expressive.

Questions, réactions de la salle et regard des universitaires
• Françoise Camus aborde le « world café » (voir sitographie) qui implique la participation de
tous les élèves à tous les ateliers, puis la différence entre « questionnaire » (questions posées par le professeur qui attend des réponses conformes à son analyse du texte) et « questionnement » (consignes qui permettent aux élèves de répondre à leurs interrogations sur le texte et permettent de valider des hypothèses d’une première lecture.
• Gersende Plissonneau suggère de réfléchir à la manière dont peut être évaluée l’acquisition de la compétence d’interprétation et sur l’importance d’une étape méta-cognitive : faire dire aux élèves « comment ils ont fait pour parvenir à interpréter ». Elle revient aussi sur la posture, le rôle du professeur. Celui-ci doit-il s’effacer et laisser les élèves construire les savoirs ou les compétences en autonomie ? Ne risque-t-on pas de minorer la parole du professeur qui est aussi là pour transmettre y compris sa propre lecture ?
• Loïc Seillier-Ravenel en convient mais précise que le professeur est présent, a donné
des informations et des savoirs au moment du travail de groupe et de la reprise. La posture de l’enseignant doit aussi tenir compte de la classe et s’adapter.

« L’arpentage »

2ème Exposé, Marina Brossard, professeure de lettres -histoire au lycée Sadi Carnot-Jean Bertin de Saumur, académie de Nantes.

Marina Bossard a voulu aborder autrement la lecture, pour que celle-ci soit effective et pour que les élèves soient dans une démarche volontaire dans l’acte de lire. Elle a donc choisi de mettre en place cette activité dans un autre espace que la classe avec une approche inhabituelle. Elle s’est alors tournée vers « l’arpentage », découvert lors d’un webinaire de l’AFEF, un mode de lecture venu du monde ouvrier du XIXème siècle, des maquis de la résistance et de la culture populaire de façon générale, qui consiste à partager une lecture en partageant l’objet livre. Ce mode de lecture a été depuis quelques années importé et adapté pour des classes de lycée ou de collège mais il reste encore peu connu des enseignants. L’arpentage est une lecture « partagée » et collaborative dans laquelle les élèves sont « sujets lecteurs ».
Après un lancement traditionnel (hypothèses de lecture à partir de la première et de la dernière de couverture), les élèves s’installent où et comme ils veulent pour travailler. On divise le roman en autant de parties qu’il y a d’élèves et on déchire les pages. Chaque élève reçoit « son arpent » du roman qu’il va travailler en augmentant le texte (donner des informations sur un personnage, évoquer un événement ou un lieu, reconnaître des procédés d’écriture et leur intérêt). Synthétisée sur des feuilles A3 qui seront exposées et lues par tous, la lecture des différents arpents aboutit à une construction « collective » du sens Lors de cette restitution du sens global du roman l’enseignant joue un rôle de régulation : il faut juste faire attention à̀ ne pas trop en dire pour que la construction soit celle des élèves. On peut choisir l’angle de la chronologie, mais on peut aussi choisir l’angle de l’évolution d’un personnage dans le roman ou encore l’angle des personnages et du lien qu’ils entretiennent. Les élèves ont joué le jeu et pris au sérieux leur mission de lire pour les autres. Marina Bossard a bien voulu mettre à disposition des collègues le diaporama présentant sa séquence pédagogique de lecture de l’oeuvre d’Éric-Emmanuel Schmitt, « l’enfant de Noé  », menée dans une classe de première (baccalauréat cuisine).
Il est accessible avec le lien : https://view.genial.ly/662893838fe25200142745b8/presentation-copie-larpentage

Questions, réactions de la salle et regard des universitaires

Des participants s’interrogent sur le temps consacré à cette activité (2 h), sur la façon dont sont distribués les arpents (au hasard, mais on peut respecter la chronologie des passages, c’est d’ailleurs le souhait des élèves ou encore attribuer les arpents en tenant compte des difficultés ou des facilités de lecture).
• Un échange entre Angéline Joyet, Bruno Girard et Françoise Girod s’engage sur « ire des morceaux/lire du début à la fin ». Lire intégralement une œuvre ne reste-t-il pas l’objectif à atteindre ? Mais lire des extraits n’est-il pas préférable à ne pas lire du tout ?
• Marina Bossard voit dans l’arpentage une propédeutique possible en classe de première à la lecture intégrale en terminale. Se pose la question de l’arpentage pour d’autres genres que le roman : la poésie ou les textes d’idées. Marina Bossard a expérimenté l’arpentage avec une biographie et une bande dessinée. On peut imaginer un arpentage des Fleurs du mal.
• Isabelle de Peretti, dans un message envoyé après le webinaire, évoque deux approches du genre théâtre proches de l’arpentage : « Les cercles de personnages » et « les cercles de profération ». La première démarche est expliquée dans un article - « Hélas ! » d’Antiochus : l’émergence d’une relation esthétique de Claire Augé dans le n° 210 du Français aujourd’hui (accessible sur CAIRN INFO) : « Chaque élève est (en effet) associé à un personnage et ne lit, dans un premier temps, que les scènes dans lesquelles son personnage apparaît. Réunis en « cercles de personnage », les élèves coconstruisent une compréhension de la pièce à la hauteur du personnage en écrivant un journal de personnage collaboratif. Ensuite, ils échangent avec les autres « cercles de personnage » de la classe ; ainsi les différentes lectures s’assemblent. »
Les « cercles de profération », qu’Isabelle de Peretti a pratiqués en cours et en formation, consiste à choisir dans la pièce qu’on veut aborder un nombre de répliques égal au nombre d’élèves de sa classe. On choisit ces répliques pour leur caractère représentatif des phases de l’action de la pièce et/ou pour leur beauté ou leur vérité profonde ou pour caractériser un personnage. On met à côté de ces répliques un numéro d’ordre d’apparition dans la pièce car on les lira dans cet ordre. On demande aux élèves de mettre leur réplique en bouche. On se met en cercle et, éventuellement, on fixe à l’avance pour chacun la personne à qui l’on doit proférer la réplique. Chacun s’avance à son tour (dans l’ordre des numéros) au centre du cercle et profère sa réponse en veillant à bien l’adresser à la personne désignée ou choisie par elle. L’objectif est de permettre de formuler des hypothèses sur la fable de la pièce que l’on va étudier, de susciter l’intérêt, de s’entraîner à adresser à un interlocuteur des répliques, à varier les intonations, à goûter la beauté de la langue.

Projet « lecture gagnante »

Entretien mené par Angéline Joyet auprès de Laurence Lefebvre-Druelle, PLP lettres histoire et Maud Madec, professeure documentaliste au lycée Saint André de Cubzac, académie de Bordeaux.

C’est en déplaçant les cours de français de la salle de classe au CDI et en mettant en place une co-intervention à toutes les heures de cours de français que Laurence Lefebvre-Druelle, PLP lettres histoire et Maud Madec, professeure documentaliste, ont reconstruit un univers culturel et littéraire destiné à donner à leurs élèves de CAP et de baccalauréat professionnel industriel le goût de la lecture et de la littérature. Pour cela, elles ont mis en place plusieurs dispositifs : faire produire un texte littéraire en écriture individuelle et collaborative, par exemple une nouvelle à la manière de Zola qui suppose de lire des textes de cet auteur et d’étudier son écriture, instaurer l’obligation de lire un livre de leur choix (BD, manga, roman) toutes les semaines ; mettre en place le projet « lecture gagnante » (tous les mois on choisit un livre parmi 300 titres de genre et de thème très variés ; une fiche de lecture évalue la compréhension mais seules sont retenues les notes au-dessus de la moyenne) ; participer au jury du Renaudot des lycéens, avec obligation de lire au moins un des titres et de lire tous les livres sélectionnés pour ceux qui iront défendre leur choix ; lire à haute voix aux élèves des livres résistants comme l’Étranger d’ Albert Camus, ou qu’ils n’auraient pas lu d’eux-mêmes (Chagrins d’école de Pennac, par exemple). Il faut, disent nos collègues, réparer le « trou noir » du collège, redonner la compétence et si possible le plaisir de lire. Angéline Joyet pose quelques questions sur les effectifs : 24 élèves de bac ou 24 élèves de CAP (réunion de 2 classes, effectif gérable grâce à la co intervention), sur l’organisation (les 2 professeures font cours 3h le vendredi après-midi ce qui implique de penser à traiter quand même l’ensemble du programme, cela passe par des travaux collaboratifs, la réalisation de cartes mentales. On s’interroge sur les changements constatés chez ces élèves peu liseurs et loin de la culture patrimoniale : ils travaillent, ils partagent leurs lecture, ils ont adopté le lieu culturel qu’est le CDI au point de protester s’il faut un jour le céder à une autre classe, ils ont apprécié la lecture de l’Étranger.

Questions, réactions de la salle et regard des universitaires
• Gersende Plissonneau insiste à nouveau sur l’importance de l’activité de lecture :
lecture à haute voix des professeurs, lecture silencieuse et à haute voix des élèves pendant le cours de littérature. Elle revient sur la difficulté de « faire de la littérature avec tous les élèves » et propose de réfléchir à la place des savoirs dans le cours de littérature. Elle nous fait part d’une constatation qu’elle a pu faire lors de l’enquête qu’elle a menée dans le cadre de la recherche Analyser des textes littéraires du collège au lycée. Quelles pratiques pour quels enjeux ? (sous la direction de Sylviane Arh et Isabelle de Peretti) : les élèves de lycée apprécient que le professeur « leur explique ce qu’ils n’auraient pas trouvé tout seuls », ils disent souvent préférer la lecture analytique « parce qu’ils apprennent des choses » à la lecture en autonomie à la maison.
• Françoise Girod insiste à son tour sur l’importance des moments de méta-cognition, sur la
démarche de la pédagogie explicite qui suppose de distinguer l’activité en elle-même des moyens de réussir à maîtriser cette activité.
• Isabelle de Peretti répond à une question sur la recherche qu’elle a dirigée avec Sylviane Arhs
et à laquelle Gersende Plissonneau a participé. Il n’a pas été envisagé d’aller voir du côté du lycée professionnel même s’il est vrai qu’il aurait été intéressant d’entendre les élèves. Ce qui ressort des entretiens conduits auprès des élèves du LGT, c’est qu’ils aiment parler de leurs lectures, partager leur lecture et cela va un peu dans le sens de ce que les intervenants essaient d’offrir aux élèves de la voie professionnelle .Bien que très différentes, les trois expériences décrites se retrouvent sur plusieurs points : former des sujets lecteurs, faire partager la lecture pratiquer la lecture collaborative au même titre que l’ écrire collaborative, oser des textes difficiles.

Bibliographie et sitographie

Pour aller plus loin sur les pratiques de lecture des textes littéraires
  MICHEL R., Lecture méthodique ou méthode de lecture à l’usage des élèves de
lycée : un objet didactique non identifié.
Pratiques : linguistique, littérature, didactique, n°97-98, 1998. La transposition didactique en français. pp. 59-103, Lecture méthodique ou méthode de lecture à l’usage des élèves de lycée : un objet didactique non identifié - Persée (persee.fr)
MICHEL R., La lecture méthodique à la lumière des instructions officielles : une obscure clarté (IUFM de Lorraine, Université de Metz), https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1999_num_101_1_1833
  ARH S et DE PERETTI I, Analyser des textes littéraires du collège au lycée : quelles
pratiques, pour quels enjeux ?
Grenoble, UGA éditions, Université Grenoble Alpes, 2023, coll. Didaskein.
- BRUNEL M.,DE PERETTI I., Approches analytiques des textes littéraires, entre texte et lecteur. Quelles prescriptions ? Quelles pratiques ? Le français aujourd’hui (N° 210) mars 2020.
et dans le numéro 54 d’Interlignes
  BOLLENGIER F., GIROD F., SEILLIER RAVENEL L., Petite histoire de l’explication de texte
  BRUN BERNOLLE M.A Abécédaire de la lecture littéraire.

Pour aller plus loin sur la lecture des textes littéraires au LP
  BELHADJIND A., De PERETTI I., LOPEZ M., Quel français au lycée professionnel,
Le Français aujourd’hui n° 199, « Lycée Professionnel » https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2017-4-page-5.htm.
  LOPEZ, M., Littérature, patrimoine et culture ouvrière dans l’enseignement
professionnel de 1945 à 1980
, in BISHOP M.-F. et BELADJIN A (dir) Les Patrimoines littéraires à l’école. Tensions et débats actuels (pp. 123-134). Paris.
- PLISSONNEAU G., LAUGA-CAMI.M., Revue de recherche & pratiques en éducation, n°2, mai 2023
- LEMARCHAND S., Devenir lecteur. L’expérience de l’élève de lycée professionnel, Presses universitaires de Rennes, coll. Paideia, 2017, 228 pages , 2023.
- LEMARCHAND S., Lecture résistante, résistance à la lecture. Construire le sujet lecteur au lycée professionnel Le français aujourd’hui 2017/4 (N° 199), pages 41 à 50 Éditions Armand Colin, https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2017-4-page-41.htm 2017
et dans le numéro 54 d’Interlignes
LOPEZ M., La formation professionnelle depuis 1945 : quelle place pour la littérature.
GIRARD B., La littérature a-t-elle sa place en co-intervention ?

Sitographie sur l’arpentage
  Voir sur le site du café pédagogique https://www.cafepedagogique.net/2023/12/11/aborder-la-litterature-didees-par-larpentage/http://www.lettresvives.org/2019/09/14/arenter-un-livre/

  https://bsky.app/profile/cafepedagogique.bsky.social/post/3kgayyh543t2u

  https://www.cafepedagogique.net/2019/09/16/aurore-delubriac-arpenter-les-livres-en-les-dechirant

  Voir sur le site de l’Académie de Toulouse http://pedagogie.ac-toulouse.fr/documentation/pratiquer-larpentage-en-milieu-scolaire

• Sitographie sur le « WORLD CAFÉ »
  Voir sur l’Académie de Rennes https://www.reseau-canope.fr/academie-de-rennes/atelier-canope-35-rennes/actualites/article/se-:lancer-dans-une-pratique-pedagogique-originale-decouvrez-le-world-cafe.html

  La fiche pédagogique https://www.reseau-canope.fr/fileadmin/user_upload/Academies-ateliers/DT_Bretagne_Pays-de-la-Loire_BPL/Academie_Rennes/Technique_du_World_Cafe_-_clef_en_main.pdf

  Animation réalisée par l’atelier Canopé du Val d’Oise pour comprendre le principe et l’organisation d’un « World Café pédagogique » https://www.youtube.com/watch?v=bH6KvbVcp8A

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